Généalogie de la morale, Nietzsche : analyse et commentaire de l'extrait
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1. Présentation générale du texte
a. L’auteur : Friedrich Nietzsche (1844-1900)
Nietzsche, philosophe allemand, composa une œuvre
refusant tout système et
préférant la forme des aphorismes
(Par-delà bien et mal, Le Crépuscule
des idoles) et même de la poésie (Ainsi
parlait Zarathoustra). Il remit en cause les valeurs de la
société judéo-chrétienne –
charité, humilité, égalité, mais
aussi démocratie. Il valorisa l’expression
d’une force fabuleuse de création, à la fois
active et réactive, qu’il nomma la
« volonté de
puissance ».
Dans la Généalogie de la morale, il explique comment est apparue la morale. Il fait la genèse des sentiments moraux et montre que ceux-ci viennent du ressentiment et des valeurs passives de réaction. Son propos se veut ouvertement « polémique » (c’est même le sous-titre du livre) et en rupture avec les valeurs traditionnelles.
b. Le thème, la thèse et le problème du
texte
-
Le thème abordé est celui de l’oubli et de son pendant inverse la mémoire.
-
La thèse de Nietzsche est que l’oubli est une faculté active et nécessaire à l’esprit humain, lui permettant de se sentir libre et de mieux anticiper l’avenir, tandis que la mémoire est une faculté contre-nature inventée par l’homme et se retournant contre lui-même.
-
Le problème soulevé par le texte est donc le suivant : en quoi la mémoire est-elle une faculté contraire à la nature et l’oubli une qualité essentielle à l’homme ?
c. Le plan du texte
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[Du début à « force de l’oubli »] : Position du problème. L’invention de la mémoire révèle un paradoxe de la nature.
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[Jusqu’à « jamais avec rien »] : Définition de l’oubli comme une faculté positive pour l’homme. L’oubli l’aide en effet à envisager l’avenir de façon plus libre.
-
[Jusqu’à la fin] : Retournement. Présentation de la mémoire comme une volonté négative de se lier à l’avenir.
2. L’oubli, une faculté active
a. Un manque et une perte ?
Les « esprits superficiels »
considèrent habituellement l’oubli comme un
manque, une faiblesse. Pour
eux, l’oubli serait une « force
d’inertie », empêchant
l’homme d’avancer. En effet, la mémoire, au
lieu de conserver le passé, le laisserait
s’échapper irréductiblement. C’est la
façon dont on juge souvent l’oubli, le valorisant
négativement par rapport à la
mémoire conçue comme une valeur
radicalement positive.
Nietzsche, respectant le principe de sa philosophie consistant à prendre le contre-point de toutes les valeurs admises, renverse ce jugement et donne au contraire une force incontestable à l’oubli. L’oubli est une qualité bien plus grande que la mémoire.
b. Une faculté physique, plutôt que psychique
Pour Nietzsche, l’oubli est un signe de
santé. Il fait de cette faculté une
fonction vitale et lui attribue une force quasiment
nourricière. Il compare en effet le processus
d’oubli à celui de la digestion,
mécanisme éminemment physique, et non pas
psychologique. La digestion permet d’assimiler les aliments
ingérés pour les incorporer à notre
métabolisme et les transformer en
énergie qui nous aide à grandir
et/ou à rester en bonne santé.
Il en est de même pour l’oubli : les faits que
nous vivons sont absorbés, ordonnés, triés
et assimilés, de telle sorte que leur transformation nous
permette d’envisager
l’avenir de façon complètement vierge et
ouverte. L’oubli, que l’on
pourrait avoir tendance à tenir pour une faculté de
l’esprit, est donc ici vu comme un processus
silencieux échappant à la conscience.
c. Une force condition du bonheur
L’oubli a une fonction salutaire. Il
permet d’éliminer tous ces petits faits
insignifiants qui, s’ils étaient
préservés, rendraient notre existence bien lourde
à supporter. L’oubli nous permet de nous
protéger des conflits cachés auxquels se
livrent nos instincts (« le monde souterrain de nos
organes »). Plus encore, il fait « table
rase dans notre conscience pour laisser la place à du
nouveau » : libérant du passé et de
l’énorme poids qu’il peut nous imposer, il
nous aide à mieux anticiper l’avenir et à
faire les bons choix.
L’oubli est donc bien une force qui est une condition indispensable à notre « tranquillité » et même à notre « bonheur ». Oublier le mal que nous avons pu faire ou qu’autrui nous a imposé nous permet de nous libérer de l’instinct de vengeance. L’oubli redonne un sens au présent et est une garantie de l’avancée vers un avenir libre. Il est donc nécessaire de suspendre l’activité de la conscience. Celui qui ne sait pas jouir de cette force positive d’affirmation souffre de « constipation psychique » (de dyspsespie, dit Nietzsche) et est condamné à se sentir toujours malheureux.
3. La mémoire, une volonté de se rendre prisonnier
de l’avenir
a. Une invention contre-nature
Pour Nietzsche, l’oubli est plus naturel que la
mémoire. Tout, chez l’homme, prédispose
naturellement à l’oubli : c’est un
« animal nécessairement oublieux »,
dit Nieztsche.La
mémoire, bien au contraire, est une altération de
la santé de l’homme primitif, un processus
maladif. En d’autres termes, la
mémoire est une sorte de maladie inventée par
l’homme civilisé lui-même.
Tout ce qui appartient à la nature est du côté de cette faculté positive qu’est l’oubli. C’est pour cela qu’il y a là une « tâche paradoxale » pour la nature qui a laissé l’homme développer cette fonction foncièrement négative qu’est la mémoire.
b. Une « mémoire de la
volonté »
Nietzsche ne définit pas la mémoire comme un
raté de l’oubli qui n’aurait pas fait son
travail d’effacement radical : la
mémoire n’a rien à voir avec une
« indigestion », pour reprendre la
métaphore nutritive. Il y a bien en effet chez
l’homme une volonté consciente et
assumée de se souvenir du passé. Cette
volonté s’inscrit dans la temporalité :
non seulement la conscience humaine veut se rappeler ce
qu’elle a une fois vécu et affirmé, mais
encore elle continue de revendiquer aujourd’hui ce
qu’elle a fait hier. Telle est la force de la
promesse : promettre, c’est vouloir
aujourd’hui ce que l’on voulait hier et ce que
l’on voudra demain.
La mémoire permet donc à l’homme de lui faire gagner la maîtrise de son action, en maintenant de façon durable la volonté dans le temps. Elle procure alors à l’homme une constance et une prévisibilité indiscutables. Grâce à la mémoire, l’agir humain se structure : les buts sont agencés par rapport à leur fin, les causes sont envisagées en fonction de leurs effets et le présent est interprété à l’aune du futur.
Agir, ce n’est donc pas être poussé par un
principe passif et occulte, mais bien faire preuve de
volonté et anticiper
l’avenir en envisageant les conséquences et
les finalités de l’action avant toute mise en
branle.Par la promesse,
l’individu devient libre et souverain : il est capable
de tenir parole et les autres peuvent se fier à
lui. Les notions de
fidélité et de
confiance prennent un sens.
La mémoire est donc, elle aussi, une faculté active : elle est l’expression d’une force née de la « volonté de puissance ». Cependant, cette force n’est plus aussi positive que l’oubli. Par la mémoire, l’homme va en effet se lier non seulement au passé (grâce au souvenir), mais aussi à l’avenir (grâce à la promesse). C’est donc une façon de borner sa liberté originaire et marquer une limitation à sa nature première.
c. La mémoire est au fondement de la morale
En un sens, la mémoire apparaît comme un
gain énorme pour l’humanité.
L’apparition de la mémoire est ce qui permet
d’assurer la transformation de l’animal en
homme et le passage de la pulsion à
l’intention. C’est en inventant la
mémoire que l’homme a permis à la
civilisation de se développer.
Grâce à cette
faculté, l’homme peut s’engager et
répondre de lui-même. La
mémoire est donc à l’origine de la
responsabilité : être responsable, pour
l’homme, c’est « répondre de
lui-même comme avenir ». C’est donner sa
parole en refusant de la reprendre injustement. Nous comprenons
ainsi que la mémoire puisse donner naissance
à la morale : toute moralité est en
effet fondée sur la notion de pacte.
Cependant, Nietzsche relativise les conséquences positives de l’invention de la morale. Dans la suite de la Généalogie de la morale, il opposera en effet deux types de morale : une morale « aristocratique » venant de l’individu capable de tenir ses promesses et d’affirmer ainsi positivement sa force de vie, et, au contraire, une morale propre aux « esclaves », trop faibles pour tenir leurs engagements et retournant leur volonté créatrice contre eux-mêmes dans le ressentiment. Le ressentiment sera alors à l’origine de la faute, de la mauvaise conscience, et par conséquent du châtiment. Au lieu d’utiliser sa volonté comme une puissance créatrice et un principe de vitalité, l’homme du ressentiment, retournera sa « volonté de puissance » contre lui-même, le menaçant à chaque instant de nihilisme (c'est-à-dire d’attirance vers le néant).
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