Peut-on devenir soi-même ?
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- Connaitre la notion de soi.
- Connaitre les différents points de vue autour du soi.
- Devenir soi-même est impensable dans de nombreuses sociétés humaines passées ou présentes : la seule place possible pour l’individu lui est assignée à la naissance par sa classe sociale, son genre ou sa race supposée. L’identité personnelle est donnée par notre environnement comme notre nom est donné par nos parents.
- Mais, dans notre société individualiste, chacun semble en droit de choisir par et pour lui-même son existence, son identité. Plus qu’un droit, c’est peut-être même aujourd’hui une obligation. Malgré toute l’évidence de ce principe, cela masque un paradoxe : quels seraient les obstacles s’opposant à ce que je devienne moi-même ? Qu’est-ce qui s’interpose entre moi et moi ?
L’identité d’un individu regroupe autant les caractéristiques physiques qui permettent à des yeux extérieurs de le reconnaitre (couleurs des yeux, des cheveux, la taille, etc.) que les caractéristiques qui lui permettent d’affirmer sa singularité, le fait qu’il n’est exactement identique à personne d’autre. Nos croyances, nos valeurs, notre histoire personnelle, nos choix prennent ainsi souvent cette valeur singularisante. Notre personnalité authentique doit alors s’exprimer et se révéler au cours de notre vie.
Or beaucoup pensent que la course de l’existence est déterminée dès le départ et que nous ne pouvons devenir que ce que nous avons toujours déjà été essentiellement dès l’origine. Cette idée peut se formuler dans les termes philosophiques d’Aristote (-384 à -322). Ce que nous sommes, notre essence, précède notre existence et la conditionne de telle sorte que notre existence ne fait que réaliser notre essence. La fin (ou le but) est en ce sens la cause initiale. On peut ainsi dire que l’adulte est la cause de l’enfant, ce qu’il doit nécessairement devenir dans des circonstances normales.
Une autre expression de cette pensée se manifeste avec la croyance au destin. Des tragédies de la Grèce antique aux films hollywoodiens, les grands récits qui façonnent nos imaginaires regorgent de personnages accablés par un destin inéluctable. À peine né, Œdipe est destiné à tuer son père et à épouser sa mère. Malgré tous ses efforts pour y échapper et sans même s’en apercevoir avant qu’il ne soit trop tard, Œdipe finit parricide et incestueux. Frodo ou Harry Potter devront aussi mener une lutte désespérée : héros malgré eux d’une histoire écrite avant leur naissance par des puissances qui les dépassent.
Enfin, la sociologie, en particulier celle de Pierre Bourdieu (1930-2002), est souvent accusée de véhiculer cette négation déprimante et paralysante de la liberté humaine. Mais là, ce ne sont plus une essence abstraite ou des puissances obscures qui seraient les causes nécessaires de notre devenir. C’est, plus banalement, notre milieu social qui nous façonne et nous modèle de manière si intime que nous sommes condamnés à nous reconnaitre dans le résultat, un « soi-même » si social qu’il n’a plus rien d’irréductiblement individuel.
Le destin souvent accolé aux vies extraordinaires des grands personnages historiques ou littéraires semble cependant peu adapté pour décrire nos vies anonymes ordinaires où le hasard prend une place importante. La vie consiste peut-être moins à courir sur un trajet prédéfini que de se promener en dérivant sans projet d’un magasin à une attraction, puis à un parc, selon les circonstances. De plus, il peut être trompeur de décrire notre identité authentique comme quelque chose d’inaltérable et de bien défini. Je ne suis pas toujours moi-même : nous nous cherchons durant l’enfance, nous pouvons nous oublier sous le coup de l’émotion ou dans les obligations quotidiennes et nous perdre définitivement dans la folie ou la sénilité. Devenir autre que soi-même n’est pas exceptionnel.
L’idée d’aliénation telle que
Marx (1818-1883) la présente dans les
Manuscrits de 1844 éclaire cette
possibilité de façon très
concrète. Être aliéné,
c’est devenir étranger à
soi-même, de même qu’aliéner un
bien, c’est le vendre à quelqu’un
d’autre.
Or Marx avance l’idée que le travail dans un
système capitaliste est aliénant pour le
travailleur qui, par définition, ne possède
ni les moyens de productions ni les biens qu’il a
contribué à produire par son travail. Pire
encore : l’ouvrier assigné à des
tâches partielles et insignifiantes ne peut plus
être fier de son travail et se réaliser
à travers ses œuvres. « En
conséquence, l’ouvrier n’a le
sentiment d’être auprès de
lui-même qu’en dehors du travail, et, dans le
travail, il se sent en dehors de soi. »
En travaillant comme une bête, l’humain perd
son humanité là où il devrait
l’accomplir et ne la retrouve que dans ce
qu’il partage avec les bêtes : la
satisfaction des besoins vitaux.
L’alternative entre devenir ce que nous n’avons pas choisi ou nous perdre dans la confrontation avec le monde social est un dilemme. Dans les deux cas, je ne deviens pas moi-même. Œdipe n’est pas essentiellement parricide et incestueux. De même qu’un ouvrier n’est pas essentiellement un rouage de l’usine. Alors pourquoi pouvons-nous avoir l’impression d’être devenu ce que la vie a fait de nous plutôt que d’avoir fait ce que nous voulions de notre vie ?
Le philosophe français Jean-Paul Sartre
(1905-1980) répond en affirmant que l’homme
est condamné à être libre : que
nous le voulions ou non, nous sommes seuls responsables
de ce que nous faisons et des décisions que nous
prenons face à l’événement.
Face à cette responsabilité
écrasante et angoissante, il est alors tentant de
nier notre propre liberté et de blâmer les
circonstances pour nos échecs. Bien qu’il
puisse maudire son destin, « un malade ne
possède ni plus ni moins de possibilités
qu’un bien portant ; il a son éventail
de possibles comme l’autre et il a à
décider sur sa situation ».
En ce sens, pour Sartre, l’existence
précède l’essence : seuls mes
choix et mes actes déterminent qui je suis. On
peut entendre un écho de cette théorie chez
toutes les personnes qui aujourd’hui refusent de se
reconnaitre dans l’identité de genre qui
leur a été assignée à la
naissance.
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