Le Vent nous emportera : photographie et cinéma
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La photographie occupe une place importante dans l’ensemble de l’œuvre d’Abbas Kiarostami. Le réalisateur pratique cette activité depuis longtemps en effet, elle lui apporte des satisfactions très différentes de celles que lui procure le cinéma et lui impose surtout beaucoup moins de contraintes. Les impératifs de l’industrie cinématographique, les prescriptions du scénario, les compromis de tout travail d’équipe disparaissent avec la photographie : l’artiste est seul avec le monde qui l’entoure, tout reste suspendu à sa seule décision, au déclenchement de l’appareil.
Dans Le Vent nous emportera, Kiarostami met en scène la visite de quelques hommes dans une région étrangère et inconnue. La plupart de ces hommes restent cependant masqués, seule la relation de Behzad avec les habitants du village importe donc vraiment pour nous. Par ailleurs, on notera que l’appareil photo lui appartient, c’est lui en tous cas qui remarque sa disparition et qui le récupère auprès de la serveuse (Tajdolat) dans la maison de thé. Il envisage alors de s’en servir presque immédiatement.
Behzad est en effet le témoin d’une discussion entre la serveuse et un villageois. D’un point de vue cinématographique, cette situation (de témoin, d’observateur) est exprimée de façon limpide par une série de champs-contrechamps entre l’homme et la femme toujours médiatisés par un plan de Behzad qui les regarde. Puis elle est redoublée par une initiative du même Behzad qui prend son appareil pour immortaliser la scène en photographiant la femme : le témoin veut fixer ce qu’il voit par l’intermédiaire de son appareil (l’objectif devient inévitablement une extension de son œil). Mais la serveuse refuse car Behzad viole ainsi son intimité en confisquant son image (alors qu’elle vient de lui rendre son appareil, lui insiste et veut voler son image).
Cette scène est essentielle dans Le Vent nous emportera car elle permet à Kiarostami de nous faire comprendre que l’acte photographique n’est pas gratuit, qu’il engage une relation suffisamment intime entre deux individus pour être interdit.
La photographie permet d’établir une relation intime entre deux êtres ou même entre un individu (celui qui regarde) et le monde (tout ce qui est regardé) parce qu’elle n’est pas condamnée à raconter une histoire. A la différence du cinéma qui est le plus souvent diffuseur de fiction, qui repose sur l’écriture d’un scénario dans lequel évoluent des personnages, la photographie se contente la plupart du temps de ressusciter une présence et de la faire éprouver à celui qui regarde son image. La photographie implique donc, précisément parce qu’elle est libérée du poids de la fiction, une relation directe et intime avec les sujets représentés.
Kiarostami intensifie d’ailleurs cette intimité en impliquant des femmes dans le projet photographique de Behzad. C’est le cas dans la scène de la maison de thé comme on l’a vu précédemment, ça l’est aussi après la mort de la vieille dame quand Behzad photographie un cortège de femmes en deuil. D’une scène à l’autre, on peut cependant noter une évolution considérable puisque seule la seconde permet au personnage de réaliser ses photographies. Par ailleurs, au niveau de la mise en scène, on peut remarquer que les champs-contrechamps médiatisés par Behzad dans la maison de thé ont été remplacés par une caméra subjective : nous adoptons donc ainsi son propre point de vue. Grâce à Behzad, nous bénéficions maintenant d’une relation directe avec les femmes du village.
De plus, il faut signaler que lorsque Behzad voulait photographier la serveuse, celle-ci était en train de discuter avec son mari, elle ne pouvait donc à la fois continuer sa conversation et regarder l’objectif. Les femmes du cortège regardent au contraire Behzad en train de les photographier, elles nous regardent donc aussi… Il y a alors un échange de regards, une égalité de positions, la hiérarchie du photographe et du sujet est abolie.
Les rencontres de Behzad avec les femmes du village ne se résument pas à ses deux scènes mais les autres moments sont beaucoup plus brefs, presque imperceptibles et toujours problématiques. Ce sont essentiellement des ombres sur un mur ou des silhouettes lointaines, toujours féminines, sur une terrasse qui observent l’étranger. Par ailleurs, si la mère de Farzad lui souhaite la bienvenue, elle reste toutefois de l’autre côté de sa fenêtre, en contrebas, ce qui creuse inévitablement une distance importante entre les deux personnages. La voisine, elle, reste sur son propre balcon, souvent hors-champ (un temps important s’écoule d’ailleurs avant que nous puissions nous-mêmes l’apercevoir), ce qui la rend elle aussi très lointaine. D’autres femmes saluent Behzad, mais elles sont cachées par des tchadors ou des feuilles, et celle qui lui donne du lait refuse de lui laisser voir son visage. Les regards que Behzad échange avec l’ensemble des femmes du villages sont donc de toute évidence très largement contrariés et posent de nombreuses questions…
Si Behzad parvient enfin à les photographier après la mort de la vieille dame (et l’on peut d’ailleurs considérer de ce point de vue l’acte photographique comme un possible accomplissement des précédents regards frustrés), c’est probablement parce qu’il a eu l’occasion de respecter la distance imposée par ces femmes et qu’il a appris à donner de lui-même pour gagner leur confiance (il est allé bercer le bébé de la voisine, il a récité un poème à la jeune femme qui lui a donné du lait, il est allé chercher les calmants de la mourante, etc.).
Ainsi, les photographies sont la récompense de son propre parcours initiatique, de même que la mort de la vieille voisine survient après qu’il est allé chercher des médicaments pour apaiser sa douleur. L’acte photographique retrouve alors sa véritable fonction éthique (morale) qui consiste non pas à violer l’intimité de l’autre malgré les interdits mais à capter un instant privilégié et fugitif au cours duquel l’autre se révèle parce que nous aurons gagné sa confiance. Le cortège surpris par Behzad compte parmi ces instants…
En donnant un appareil photographique à son personnage principal (et parce que la photographie est le mode de représentation idéal pour capter le réel), Kiarostami nous facilite la compréhension de l’évolution de son rapport au monde, aux autres et tout particulièrement aux femmes. Une telle évolution, comme toujours chez le cinéaste iranien, prend la forme d’un parcours initiatique. Il faut passer une série d’épreuves, donner beaucoup de soi et gagner ainsi la confiance de l’autre pour espérer quelque chose de lui : il faut donc qu’il y ait un échange. La photographie prise par Behzad ne célèbre-t-elle pas d’ailleurs un échange de regards…
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